C’était une de ces soirées verres à la main qui avait le visage de la banalité. Ils parlaient tous trop, vite, alignaient des mots de trop. Ils jouaient des coudes sans se toucher, jouaient à touché-coulé. Les femmes étaient, les hommes voulaient. Les unes toisaient, les uns bombardaient. C’était une interminable partie d’attrape-moi-si-tu-peux qui pesait une tonne et piétinait toute émotion véritable, celle qui en jette, comme une convulsion. Une tristesse hilarante n’épargnait pas cette fausseté asphyxiante. Et quand une conversation de surface décidait de faire un plongeon, ceux qui ne savaient pas faire dans le vrai étaient en nage. Et puis ils s’en allaient, parce que la pièce de théâtre s’achevait. Toi, tu restais. On ne te voyait qu’après et on ignorait depuis quand tu écoutais, depuis quand ressentais. Ton silence faisait du bruit et transformait tout doucement ta présence en gifle. Et quand tu t’exprimais à tous ou en aparté, tu les soupesais un peu, tes mots. Parfois tu les adaptais, tu testais leur effet et quand tu sentais débouler une trop grande entorse à la sincérité, tu te taisais à nouveau. Sur ton visage si neutre, ton regard était une signature. Il y avait sous tes paupières une douceur évidente, un reflet de douleur et puis parfois un frémissement de rire ou bien une dureté qui portait mal son nom. La musique faisait des soubresauts tandis qu’on demeurait immobiles, serrant nos verres vides.
On a arpenté la ville, s’arrêtant ici et là. On s’est attablé au nord et au sud de la table d’un café. À côté, quelqu’un prononçait une rivière de mots inaudibles. Tes yeux posaient un torrent de questions, fouillaient, trouvaient quelques réponses. On n’entendait plus la rivière, parce qu’elle s’était tue, parce qu’on était sourds. Plus tard, dans la grisaille du couloir du métro, nos talons mitraillaient et nos yeux grands ouverts survivaient sous des chapes de plomb. Tu n’essayais pas de chasser ton air vaguement étourdi de celui qui a bu un peu trop de nuit. Et tu ne parvenais pas à faire sourire tes yeux en même temps que tes lèvres. Quelques stations plus tard, il était trop tard pour qu’on se souvienne de l’heure. Et le bar bondé qu’on avait trouvé nous voulait côte-à-côte, et les décibels unissaient les bouches aux oreilles. Ton demi-sourire te volait quelques mots et ta main hésitait à construire des phrases. Mais nos regards parlaient d’eux-mêmes. On accueillait avec une toute petite appréhension ces bouts de frissons qui formaient des points de suspension. Et puis on s’est enfui du bruit pour marcher dans la nuit. Dans les rues noires, main dans ta main presque brûlante, nos regards éclairaient la route. On s’est arrêtés au milieu d’un pont pour écouter couler l’eau sombre. Tu articulais doucement une poignée de mots qui te mettait dangereusement à nue, et nos silences ne cherchaient pas à te rhabiller. Sans se connaître, on reconnaissait en quelques instants qu’on se connaissait depuis on ne sait quand. On n’avait jamais appris à faire semblant.
De ta fenêtre qui photographiait la ville, on voyait un très grand ciel et mille lumières qui faisaient des clins d’œil. On a regardé l’aube s’éveiller, hésitante, belle comme une promesse.
Article rédigé par Petite Voix Off
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