Enfant précoce, à haut potentiel, surdoué, EIP… On a l’embarras du choix pour désigner cette particularité qui a pourri une belle partie de mon enfance, même si aujourd’hui je me sens tout à fait en phase avec mon âge.
Très tôt, j’ai perçu une barrière entre moi et les autres enfants, sans pour autant que je sache en quoi elle consistait. Et je n’ai pas su la surmonter. Alors je me suis construite avec la sensation d’être une intruse partout où j’allais. Avec la certitude d’avoir un défaut que personne d’autre n’avait, qui m’isolait et suscitait l’hostilité, et qu’il fallait donc cacher. J’ai grandi avec la honte collée à la peau, et la sensation d’être un parasite. J’ai grandi avec la peur. La peur que l’on découvre quel parasite j’étais, et qu’on ne m’élimine, comme on le fait tout naturellement avec les parasites. La manifestation la plus extrême de ce sentiment s’est exprimée en primaire, par une peur de l’empoisonnement. Ma mère avait l’habitude de m’apporter un verre de lait dans mon lit le soir avant que je ne dorme. Et je le buvais parfois avec la peur au ventre, la peur qu’il ne soit empoisonné. Entendons-nous bien, ce n’est pas de ma mère que j’avais peur, je n’ai jamais eu aucune raison d’en avoir peur. Ma mère est un ange de douceur et de patience, et j’ai toujours su que pour rien au monde elle ne me ferait de mal. Cette peur n’avait rien de rationnel, et d’ailleurs, je ne la ressentais jamais pour quoi que ce soit d’autre que ce verre de lait. C’était l’une des manifestations bizarres des angoisses liées à mon sentiment d’être une sorte d’insecte nuisible.
En primaire, j’ai également développé des TOCs. Deux TOCs étranges, dont l’un consistait en une minutie extrême du brossage de dents, qui me poussait parfois à me relever une fois couchée pour les relaver encore (oui oui je sais, c’est con comme TOC). Le second, non moins insensé, concernait le réglage de mon réveil. J’avais besoin de vérifier encore et encore qu’il était bien réglé, qu’il allait bien me réveiller à l’heure habituelle le lendemain matin. Je le réglais, puis je me couchais. Et puis je me relevais pour vérifier. Je me recouchais. Je me relevais. Je me recouchais et je lui tournais le dos. Je me retournais vers lui pour vérifier que le petit point lumineux indiquant qu’il était activé était bien là. Je lui tournais le dos à nouveau. Et ainsi de suite…
Contrairement à pas mal d’enfants précoces, je n’ai jamais été en échec scolaire. Mais l’école et les études, en particulier la primaire et le collège, n’en ont pas moins été des périodes très difficiles à vivre. Ma mère me parle parfois de l’enthousiasme avec lequel je suis entrée en primaire, et aussi de la rapidité avec laquelle j’ai déchanté. « C’est trop facile, je m’ennuie ». Mais paradoxalement, en dépit de ces facilités d’apprentissage, j’étais et j’ai été jusqu’à la fin de mes études d’une anxiété extrême face à la possibilité du moindre échec, et d’un perfectionnisme tyrannique envers moi-même. Que de soirées passées à pleurer avant les contrôles et les examens alors que je connaissais mes cours par coeur, que d’anxiolytiques avalés pour calmer cette angoisse qui me faisait suffoquer. Je me rappelle de cette veille de jour d’examen, en 3ème année de fac, où dans ma panique, j’en avais gobé trois au lieu d’un. Complètement shootée, je n’arrivais même plus à donner un sens à ce que je lisais, et j’avais fini par m’endormir le nez sur mes feuilles de cours. Ces angoisses, seule ma mère arrivait à les apaiser un peu. Et de toute façon, je ne pouvais en parler qu’à elle, parce que mes amis ne les comprenaient pas et trouvaient indécent que l’intello « ose » être angoissée. « Mais c’est bon, tu vas encore avoir la meilleure note ! » (exaspération inside).
Pourquoi tant d’angoisse? Parce que j’avais l’impression de n’exister qu’à travers ça. L’intello. La première de la classe. Le petit singe savant de son papa. Dans ma tête, sans ça, je n’étais rien, je n’existais pas. Sinon, pourquoi mon père pouvait-il citer de mémoire, des années après, les commentaires de mes profs sur mes bulletins, tout en ignorant totalement mon plat préféré, mes centres d’intérêt, et plus tard, le prénom de mon copain avec qui j’étais depuis des années? Pourquoi ne me parlait-il que de mes études quand il me téléphonait?
C’est à partir du collège, période de conformisme par excellence, que j’ai commencé à comprendre que mes résultats scolaires m’éloignaient des autres, et que j’ai commencé à en avoir honte. Être un « intello », c’était presque une insulte, c’était quelque chose dont on devait se défendre. Alors en classe, je la jouais profil bas. Si j’avais pu devenir transparente, je l’aurais fait. Je me souviendrai toujours du commentaire de l’un de mes profs sur un bulletin, qui avait rendu mon père si fier, mais qui à moi m’avait serré la gorge : « Le silence est d’or, mais quels résultats lorsque la plume parle ! ». Je redoutais plus que tout la question qu’on se posait souvent entre élèves après avoir reçu les résultats d’un contrôle : « Alors, t’as eu combien? ». Je la redoutais même venant de mes propres amis, parce que je sentais chez certains d’entre eux une sorte d’animosité latente vis-à-vis de ça, comme un reproche sourd.
Au lycée, j’ai enfin eu l’impression de pouvoir me fondre un peu dans la masse, et de n’être qu’une bonne élève parmi d’autres. Mais le passé avait laissé une forte empreinte sur ma personnalité, et j’étais finalement toujours cette fille un peu bizarre, silencieuse et craintive.
Ce n’est qu’une fois adulte, à l’occasion d’une thérapie familiale, que j’ai pu parler de ça ouvertement avec ma famille. La thérapeute avait demandé à mon père d’apporter quelque chose qui selon lui me symbolisait. Et bingo, c’est un bulletin de notes qu’il a dégainé ce jour-là, confirmant ainsi ma sensation de n’exister qu’à travers ça à ses yeux. C’est finalement cette thérapeute qui a mis un mot sur ma différence pour la première fois, et je pense que ma famille n’a pas tout de suite compris mes larmes. Personne n’avait conscience du poids que cela avait pu représenter pour moi. J’étais moi aussi sous le choc, parce que je ne m’étais jamais envisagée de cette façon. C’était à la fois trop et trop peu comme explication à ce mal-être qui me collait à la peau depuis l’enfance. Grâce à cette thérapie, j’ai compris énormément de choses sur l’enfant que j’avais été et l’adulte que j’étais devenue. Bizarrement, ce n’est qu’une fois cette différence estompée que mon mal-être est remonté à la surface avec le plus de force, me plongeant dans l’anorexie.
Ce diagnostic, j’aurais aimé l’entendre plus tôt, pour mieux me comprendre, et surtout pour me sentir moins seule. Mais mieux vaut tard que jamais. Maintenant, je sais pourquoi je demandais à ma mère pour quelle raison Hitler n’aimait pas les juifs, à l’âge où j’aurais dû demander comment on faisait les enfants, et je sais d’où viennent les cauchemars récurrents sur la Shoah qui m’ont poursuivie pendant des années. C’était trop tôt pour les livres d’histoire, j’aurais mieux fait de me cantonner à Tom Tom et Nana.
Je boycotte farouchement les termes comme « surdoué ». Pour moi, il n’est pas question d’intelligence, mais d’un « simple » décalage dans le développement, qui se résorbe d’ailleurs avec les années. On ne devient pas un prix Nobel une fois adulte pour autant. Parler de précocité me semble donc plus juste. J’ai été une enfant spéciale, mais je suis une adulte comme les autres, même si ma personnalité s’est forcément construite en réponse à tout ça.
C’est un sujet que je n’aborde presque jamais, parce qu’il me met mal à l’aise et que ça ne fait pas si longtemps que je peux en parler sans pleurer. Si j’en parle aujourd’hui, c’est surtout pour pointer du doigt les conséquences possibles (et fréquentes) de la précocité, autres que celles directement liées à la scolarité : TOCs, perfectionnisme extrême, hypersensibilité, solitude, entre autres réjouissances.
Article rédigé par Octopus.
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