En attendant mes deux bonnes vieilles copines à la sortie du métro Sainte Anne, j’ai le temps de regarder autour de moi. Oui j’en ai bien eu le temps avec les vingt minutes de retard qu’elles se sont accordées. Et alors ? Est-ce que leur absence prolongée m’a fait soupirer d’ennui ? Me suis-je impatientée en guettant à l’arrivée des escalators leurs petites frimousses de gamines qui savent qu’elles vont devoir se faire pardonner en m’offrant un grand chocolat chaud ? Pas une seule seconde.
Pour dire vrai, j’avais mieux à faire, et mes chères amies auraient pu pointer le bout de leur nez une heure plus tard que je n’en aurais eu ni chaud ni froid, ça m’aurait peut-être même arrangé…
Il faut dire qu’une tâche d’observation digne des meilleurs sociologues m’absorbait : des silhouettes qui jaillissaient de la bouche de métro juste en face, j’en faisais ma petite histoire en les regardant évoluer dans cet univers urbain parfois hostile.
Plus instructif qu’un bouquin de Lévi-Strauss, plus intéressant qu’une étude complète de Pierre Bourdieu, le reluquage d’inconnus qui se pressent dans la rue, retrouvant ainsi leurs pairs qui patientaient autour de moi, près des escalators , avec beaucoup moins de flegme que l’observatrice que je suis, je dois avouer, et une surdose de « putain mais qu’est-ce qu’il/elle fout ? » à mon goût. A regarder les gens passer, j’en oubliais le temps et me transposais dans leur vie, en espérant croiser leur regard ne serait-ce qu’une fraction de seconde.
Tiens, elle, là, qui retrouve ses deux amies qui lui font dos, elle tapote du bout des doigts l’épaule de l’une d’entre elles et glisse un timide « coucou ». Les deux autres se retournent en sursautant de peur, mais finissent par exploser de rire et à lui faire la bise avec un sourire taquin. Ou cette autre fille, qui m’a interpellée. Son regard d’un vert émeraude et les traits réguliers, aquilins, de son visage lui donnaient l’air d’une princesse sortie d’un autre temps, et sa mâchoire losangée apparaissait à mes yeux comme un atout rare qui doit sûrement faire d’elle une jeune femme intouchable auprès de la gent masculine. Trop petite pour être mannequin, je l’imaginais cependant actrice ou artiste plastique, une telle beauté doit bien s’investir dans un équivalent esthétique, ai-je alors pensé.
Il y a aussi ce couple de hippies des temps modernes, il parait qu’on les dénomme hipsters, qui, perdu à peine arrivé sur la dalle, recherche son groupe de potos d’un coup d’œil transversal trop flegmatique pour être efficace, semblerait-il : « ‘tain, mais ils avaient dit qu’ils étaient d’jà arrivés. ‘Sont où, putain, là ? ». Et de saisir le portable illico presto pour émettre le plus que fameux «z’êtes où ? ». Pour s’apercevoir cinq secondes plus tard qu’ils étaient attendus en retrait, enfin, genre six mètres plus loin quoi, «ah ouais, c’est bon, on vous voit ». Je souris car je me souviens combien de fois mon impatience m’a poussée à en jurer, des « putain ! » peu mérités au regard de la situation.
A côté de moi gesticule une nana somme toute bien foutue, haut perchée sur ses talons compensés, les lèvres teintées de rouge et la cigarette à la main. Elle devait attendre ses amis, ou son petit copain peut-être, en tout cas elle semblait terriblement anxieuse et impatiente de voir la personne en question arriver. Et cette personne a-t-elle d’ailleurs fini par se pointer ? Je ne le saurais jamais, mes amies ont débarqué en plein milieu de ma contemplation.
En vingt minutes de fantaisie bouillonnante issue d’une machine cérébrale super bien huilée, j’ai pu apercevoir une centaine de personnes qui passaient juste devant moi, me frôlant parfois, et me laissant là avec cette pensée poignante : mais que sais-je de leur vie ? Que représentent-ils pour moi, ces inconnus dont j’ignorerais sûrement la vie pour toujours ? Le seul contact que nous aurons eu en ce monde aura été ce coup d’œil furtif, ce « pardon » en se bousculant sans faire exprès, ou ce sourire de compassion de celui qui attend comme moi, posté de l’autre côté de la rampe de sortie.
Les « au revoir » dont j’ai été témoin m’ont parfois pincé le cœur, j’avais l’impression ce jour-là d’être une observatrice à la limite du voyeurisme et aujourd’hui la narratrice omnisciente de ces évènements. Oui, ces « au revoir », parfois déchirants, dans un silence qui m’a paru cotonneux et vaporeux, comme embourbé de silence. Seuls leurs mots sortaient éclaboussant d’une clarté limpide. Dans ces « au revoir » semblaient se dessiner l’essence des relations humaines : montre-moi comment tu me quittes et je te dirai qui tu es. Du simple « à plus ! » sans se retourner à un « salut !à demain hein ? » plein d’espoir et les yeux brillants d’un jeune couple en devenir, peuvent se lire les intentions du monde dans une parole, dans un adieu.
J’ai bien fini par me sortir de cette prise de conscience nostalgique autour d’un bon chocolat chaud, mais une crise d’introspection songeuse me saisit par la suite : et qu’a-t-on pu penser de moi qui attendait patiemment à la sortie de ce métro, qu’arrivent Simone et Monique ?
Article rédigé par Erin Ailene
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